Yorg-Rork – 2

Il sentit l’eau qui coulait sur son visage. C’était froid, mais pas vraiment désagréable. Cela lui rappela la source qui jaillissait du coteau près du village. En été, il y avait assez d’eau pour que tout le monde boive, hommes et animaux. Et même à l’automne, il restait assez d’eau pour que seules les bêtes soient obligées d’aller à la rivière, cinq cents pas plus loin. Mais au printemps, quand les nappes souterraines venaient de se gonfler des neiges fondues, l’eau jaillissait avec force, s’éparpillant en minces gouttelettes à quatre pas du rocher. C’était le plaisir des enfants – et parfois des plus grands – de venir se rafraîchir sous la gerbe d’eau toujours renouvelée. Ils s’y retrouvaient tous, garçons et filles mélangés dans l’innocence. Plus tard, ils ne viendraient plus à la source que séparément, les filles le matin et les garçons le soir. Ou alors ensemble, mais après le coucher du soleil, pour prendre part à d’autres jeux que l’eau fraîche rendait encore plus excitants.

— Il se réveille, fit une voix qui lui sembla étrange. (Il y eut un petit rire.)

— Et de partout !

Il y eut un second rire, puis un troisième, moins discrets.

Son rêve le quitta trop brutalement et il ouvrit les yeux pour découvrir la visage de Hou-Na qui souriait en le regardant. Il tourna légèrement la tête et découvrit Nan-Hi, puis Duno et Roric.

Il se rendit compte qu’il était nu et que son sexe raide se dressait vers le plafond de la tente. Il eut un mouvement instinctif pour se couvrir, mais découvrit que son bras ne voulait pas, ou ne pouvait pas lui obéir. Tournant la tête, il vit un bout de pansement et commença seulement alors à sentir la douleur.

Ses compagnons continuaient à rire, et il se joignit à eux, même si avec le retour à la conscience, il avait de plus en plus mal, pas seulement au bras, mais aussi à la tête. Il comprenait que ce rire était né de leur soulagement, et il était lui-même heureux de se retrouver parmi eux.

— Nous avons bien cru que tu allais dormir quelques semaines. Ce combat t’a donc tellement fatigué ? demanda Rork en lançant une couverture à Hou-Na.

Elle en recouvrit Yorg, qui se sentit subitement curieux de savoir ce qui s’était passé. Il se souvenait du combat, mais pas de la manière dont il s’était achevé.

D’où il était, il ne voyait que quelques-uns de ses compagnons. Où étaient les autres ? Il avait été blessé. Était-il le seul ?

Il posa la question d’une voix qu’il jugea normale, mais vit que seule Hou-Na l’avait compris. Il avait donc parlé si faiblement ?

— Yarda est blessé… aussi, mais il… marche, fit la Tching en cherchant ses mots.

— Et toi, tu marcheras demain. Ou après-demain, dit Rork. Mais maintenant, tu dois dormir.

C’était vrai qu’il avait sommeil. Mais très soif aussi. Il le dit et Nan-Hi lui tendit un bol d’eau, puis un autre d’une décoction tching un peu amère. Il en but la moitié avant de sombrer lentement dans le sommeil. Il espérait vaguement que celui-ci ramènerait le rêve de son enfance.

 

Rork avait été optimiste en parlant de marcher le lendemain, et même du surlendemain, car ce jour-là, si Yorg fut capable de se lever et même de faire quelques pas, il n’était certainement pas en état de marcher comme un vrai chasseur. Mais il avait retrouvé une certaine autonomie, ce qui n’était pas pour lui déplaire.

Et pourtant…

La route ne lui avait pas semblé si longue jusque-là. D’abord, parce qu’il avait beaucoup dormi. Les drogues tchings n’y étaient pas étrangères, évidemment, même si le sang perdu y était pour beaucoup. Et le fait de trouver Hou-Na penchée sur lui lorsqu’il se réveillait, essuyant son front couvert de sueur, ou agitant un rameau pour lui amener de l’air plus frais, lui plaisait. Il avait pris l’habitude, en quelques heures seulement, de la voir attentive à ses moindres désirs, de découvrir que ses yeux ne le quittaient quasi pas, guettant l’apparition des ondes nées de la blessure au bras sur son front.

Il avait eu un peu de fièvre, et il se souvenait vaguement que son bras valide avait battu l’air, à l’arrière de la voiture, à la recherche d’il ne savait quoi. Sa main avait fini par trouver le corps de la Tching et y avait cherché innocemment le réconfort d’une présence.

Plus tard, il avait pris conscience de la tiédeur qui baignait ses doigts. La tiédeur et la douceur d’une cuisse.

Il s’était trouvé mieux avec la fraîcheur du soir, et, aidé de Duno, avait pu faire quelques pas pour aller satisfaire ses besoins naturels un peu à l’écart. L’idée que Hou-Na avait pu l’aider de cette manière pendant la journée, alors qu’il n’était pas vraiment conscient le fit tout à coup frémir. Il voulait savoir, et, en même temps, c’était une question qu’il ne pouvait pas poser.

Il avait mangé normalement le soir, avec les autres, assis près du feu. Normalement… Presque normalement, puisque c’était Hou-Na, toujours elle, qui s’occupait de lui, coupant de petits morceaux du cuissot de daim qui était leur part pour les lui donner, sans qu’il ait à soulever la pièce de viande pour y arracher de larges bouchées comme à l’habitude, comme faisaient ses compagnons, même Yarda, qui semblait parfaitement remis.

Ils avaient repris la route au matin, et il avait encore somnolé. Il s’était aussi réveillé quelquefois, et sa main avait encore cherché la tiédeur du corps de Hou-Na. Mais cette fois, elle ne faisait que paraître innocente et elle cherchait vraiment où se poser. Tout ce mouvement était rendu encore plus innocent en apparence par les tressautements de la voiture dans les grandes herbes qui crissaient contre la carrosserie.

Il sentit un mouvement de recul quand ses doigts commencèrent à caresser un sein, mais réussit à rester impassible avec, à peine, le sourire innocent du sommeil sur les lèvres. Il retrouvait assez de force pour que le jeu commence à lui plaire. C’était un peu comme à la chasse, quand il faut avancer sans que le gibier s’aperçoive de votre présence. Il fallait ressembler à un arbre inconscient – et son bras semblait être une branche poussée par le vent – ou s’immobiliser parfois longtemps – et ses doigts, lorsqu’ils avaient trouvé où se poser, savaient se figer, laissant la caresse au niveau des sensations ressenties par la peau posée sur le vêtement. Ou par la peau posée sur la peau, quand un mouvement « inconscient » amena cette seule main valide à se glisser sous la tunique de toile rude de la Tching pour apprécier l’incroyable douceur de sa peau.

Yorg appréciait le jeu, se demandant jusqu’où il pourrait le pousser lorsqu’il se rendit compte qu’il n’était pas le seul à y jouer.

Il avait presque tout le temps gardé les yeux fermés, comme s’il dormait et que le mouvement de sa main fût né de ses rêves. Cependant, comme sa main devenait plus exigeante, il entrouvrit très finement les paupières, pour la guider et aperçut d’abord le visage de Hou-Na.

Elle avait les yeux fixés sur cette main flottant à quelques centimètres de sa poitrine. Elle tourna rapidement les yeux vers l’avant de la voiture, avec une expression vaguement inquiète, puis sourit légèrement et délaça sa tunique, l’entrebâillant devant les doigts hésitants.

Comme la main ne réagissait pas immédiatement – Yorg venait de prendre conscience du fait que ce jeu se jouait à deux, et cela le paralysait au lieu de l’encourager à aller de l’avant –, elle se pencha légèrement, pour que le lacet de sa tunique vienne caresser le bout de la main.

Yorg n’hésita plus, mais en bon chasseur continua à ruser. Ses doigts trouvèrent le lacet défait et le caressèrent un instant, semblant hésiter sur la suite du programme. Ils partirent sur la gauche, vers l’épaule.

Entre ses paupières, il vit la mine de Hou-Na. Les Tchings avaient des expressions faciales bien différentes de celles des Yagrr ou des Hommes-du-Vent, mais il avait appris à les lire et il y découvrit une sorte de déception. Alors, les doigts n’hésitèrent plus : ils revinrent en arrière et plongèrent dans l’échancrure de la tunique – qu’ils dégagèrent encore un peu plus au passage – et commencèrent à caresser la courbe d’un sein menu.

Yorg sentit la respiration de la Tching s’accélérer un instant, puis elle recula lentement. Si lentement qu’il comprit qu’elle ne cherchait pas à rompre le contact, mais seulement à reprendre une position plus confortable, moins inclinée sur l’avant.

Son bras suivit le mouvement.

Puis, au bout d’un bon moment de contact aussi silencieux qu’intime, il ouvrit les yeux et sourit à Hou-Na. Une fois encore, elle regarda vers l’avant de la voiture, puis elle lui rendit son sourire.